Le 20 Mars, c’est la Journée internationale de la francophonie

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Pour célébrer cette journée mondiale, nous vous proposons un article de lëopold sëdar senghor, daté d’avril 1968, paru dans « Etudes littéraires

La Francophonie Comme Culture

« Qu’il s’agisse de morphologie ou de syntaxe, le français nous offre, à la fois, clarté et richesse, précision et nuance »

Qu’est-ce que la Francophonie ? Ce n’est pas, comme d’aucuns le croient, une «machine de guerre montée par l’Impérialisme français». Nous n’y aurions pas souscrit, nous Sénégalais, qui avons été parmi les premières nations africaines à proclamer et pratiquer, nous ne disons pas le «neutralisme positif», mais le non-alignement coopératif. Voilà exactement 20 ans, qu’en 1946, je proclamais, en France, notre volonté d’indépendance, au besoin «par la force», mais, en même temps, notre volonté d’entrer dans une communauté de langue française. Si nous avons pris l’initiative de la Francophonie, ce n’était pas non plus pour des motifs économiques ou financiers. Si nous étions à acheter, il y aurait, sans doute, plus d’un plus offrant que la France. Et si nous avons besoin de plus d’assistants techniques francophones de haute qualification, c’est qu’avant tout, pour nous, la Francophonie est culture.

C’est un mode de pensée et d’action : une certaine manière de poser les problèmes et d’en chercher les solutions. Encore une fois, c’est une communauté spirituelle: une noosphère autour de la terre. Bref, la Francophonie, c’est, par-delà la langue, la civilisation française; plus précisément, l’esprit de cette civilisation, c’est-à-dire la Culture française. Que j’appellerai la francité.

Je le rappelle avant d’aller plus avant, la Francophonie ne s’oppose pas; elle se pose, pour coopérer. Nous avons été, parmi les nations francophones d’Afrique noire, la première république unitaire à rendre /’anglais obligatoire, dans l’enseignement du second degré et dans les écoles techniques. Comme langue et civilisation de complémentarité — et pour ne pas parler franglais.

Pour en revenir à la Francophonie, le seul principe incontestable sur lequel elle repose est l’usage de la langue française. Vous le devinez, cependant, notre attachement à la langue ne serait pas si tenace s’il ne signifiait pas attachement à la culture française. Voilà les deux points que je me propose de traiter.

Attachement à la Langue française, pourquoi?

C’est, tout d’abord, pour deux raisons historiques : de fait. La I première est que, ne voulant pas nous renier, nous ne voulons rien I renier de notre histoire, fût-elle «coloniale)), qui est devenue un élément de notre personnalité nationale. Si je prends l’exemple de mon pays, la présence française y date de plus de 300 ans. Pour notre malheur, mais encore plus, en définitive, pour notre bonheur parce que pour notre efficacité dans l’action. Les épreuves nous ont trempés. Et puis, il y a le français, qui est une langue internationale de communication. C’est notre deuxième raison de fait.

Il y a d’autres raisons, plus profondes, qui tiennent aux qualités même de la langue. Qu’il s’agisse de morphologie ou de syntaxe, le français nous offre, à la fois, clarté et richesse, précision et nuance.

Clarté du vocabuIaire, qui tient à la clarté des procédés de dérivation et de composition, des procédés de dérivation en particulier, à partir des mots grecs et latins. Ce qui n’empêche pas des procédés plus populaires et, partant, plus spontanés et vivants. Ce qui provoque, surtout, une prodigieuse richesse de mots. Pour prendre un exemple, on a discuté sur le point de savoir si nous étions des francophones ou des franco-lingues. On s’est même disputé. Le peuple aurait pu nous mettre d’accord en faisant, de nous, des parlant-français. On eût crié au franglais. Mais le Dictionnaire Robert avait déjà consacré l’usage en optant pour « francophone ».

Parfois deux mots synonymes nous restent, voire trois. Ce qui fait la richesse de la langue. D’où vient sa précision et ses nuances. On a donc discuté, gravement, sur la propriété du mot « francophone »; on ne risquait pas de se blesser grièvement. Car les francophones —je ne dis pas les « français » —, qui ont l’habitude de ces discussions grammaticales, les poussent rarement jusqu’à la dispute, et jamais jusqu’aux coups.

Les mots français sont clairs et précis. C’est qu’ils ont tendance à l’abstraction, qui en fait un merveilleux outil du raisonnement. Et il n’est pas vrai que l’abstraction ignore le réel; elle le réduit à son squelette, à son réseau de relations, qui est son essence. Du moins pour l’homme d’action. Il est temps de revenir à Descartes. Car le concret et les détails dans lesquels on nous noie, maintenant, trop souvent, s’ils nous font sentir la vie, nous empêchent de la penser ; de seulement voir la forêt. À cause des feuilles et des branches …

Des formes du français, de la morphologie proprement dite, je ne retiendrai que les formes verbales. M. Robert Le Bidois écrit, dans le journal le Monde du 24 octobre 1962: «La gamme des temps français est d’une étonnante richesse. Quand il s’agit d’exprimer le passé, notre langue dispose, pour le seul mode indicatif, de cinq temps principaux : imparfait, passé simple, passé composé, passé antérieur et plus-que-parfait; à quoi if faut ajouter trois < temps surcomposés > ». Nous retrouvons, ici, associée à la richesse des formes, la même tendance à l’abstraction : à la clarté plus qu’à la précision. Il y a, en wolof — une des langues du Sénégal—, une vingtaine de formes correspondant à l’indicatif imparfait du français. C’est dire que cette langue ne manque pas de précision. Mais c’est une précision vécue. Le wolof insiste, en le précisant, sur l’aspect ; la manière concrète dont se fait l’action. D’où, parmi d’autres singularités, l’existence de cinq sous-modes de l’indicatif. Tandis que le français, lui, insiste sur fa notion abstraite de temps. Il s’intéresse moins à la manière dont se fait l’acte qu’au moment exact où il s’accomplit, en s’insérant dans le déroulement de l’action.

La syntaxe du français est, comme celle de la plupart, mais plus que celle de la plupart des langues européennes, une syntaxe de subordination; de logique. Grâce à ses nombreux mots-outils, comme disait mon maître Ferdinand Brunot, aux mots-gonds que sont les conjonctions, le français lie les propositions entre elles ou les subordonne l’une à l’autre. Les propositions et, partant, les idées. C’est ainsi que la phrase française présente un ensemble synthétique, où nul élément n’est isolé, mais où les conjonctions de coordination et de subordination, qui sont signes de relation entre les idées, facilitent l’analyse. C’est ainsi que, se faisant analyse et synthèse à la fois, elle se présente comme l’instrument efficace du raisonnement. « On ne raisonne justement qu’avec une syntaxe rigoureuse et un vocabulaire exact », affirme Anatole France dans le Génie latin. «Je crois que le premier peuple du monde est celui qui a la meilleure syntaxe. »

J’ai parlé de la phrase classique : de la période. Depuis Descartes, la langue française s’est enrichie par les procédés indiqués plus haut. Et elle s’est assouplie jusqu’à faire jaillir la subordination d’une simple juxtaposition. À la syntaxe de la subordination et du continu, tend à se substituer une syntaxe de la coordination et de la juxtaposition du discontinu, dont ont usé et abusé les surréalistes. Cette évolution s’est réalisée grâce au large clavier, à la souplesse que nous offre, à côté des relatives circonstancielles, les phrases nominales, surtout le jeu subtil des participes et des appositions ou celui des modes et des temps. En voici un exemple, qui n’embrasse pas, j’en conviens, tous les tours :

«En toi mouvante, nous mouvant, nous te disons Mer Innommable: muable et meuble dans ses mues, immuable et même dans sa masse; diversité dans le principe et parité de l’Être, véracité dans le mensonge et trahison dans le message; toute présence et toute absence, toute patience et tout refus — absence, présence; ordre et démence — licence ! … »

C’est un poète, me direz-vous. Mais voici le texte d’un philosophe : «De notre libre choix? Qu’allons-nous donc choisir? Il y a quatre attitudes possibles, nous dit le Père. La première, c’est celle du pessimisme. Tout est mauvais, l’être même est mauvais, if faut résistera la vie, il faut résister à l’évolution, maintenant précisément que nous en comprenons la duperie. Comment le Père va-t-il juger les tenants de cette opinion, ces traîtres à la vie? Laissons-les, dit-il. Ceci est caractéristique — et j’y reviendrai tout à l’heure — de l’attitude du Père Teilhard. Ce n’est pas un discoureur, il ne va pas essayer de démontrer, il veut faire prendre des attitudes, il veut nous inviter à voir les choses dans une certaine perspective, et je le redirai quand je montrerai la place que tient l’attitude phénoménologique dans la pensée de Teilhard de Chardin. Ces traîtres à l’existence, ces hommes fatigués, qui sont infidèles à la vie et qui se détournent d’elle avec lassitude, il n’y a qu’à les laisser, à prendre les autres et à continuer». C’est entre ces extrêmes que se meut, actuellement, la phrase française avec une extrême liberté. La langue se plie à toutes les exigences de la pensée et au sentiment, voire de la sensation, passant de la rigueur du diamant aux troubles fulgurances de la tornade, du mouvement large et lent de la mer à la brièveté soudaine du coup de poignard.

Je vous ai cité, tout à l’heure, le verset d’un poète : il s’agit de Saint-John Perse. Et le paragraphe d’un philosophe : il s’agit de Gaston Berger. Ce n’est pas hasard. Saint-John Perse est le plus grand des poètes français vivants, et Gaston Berger, mort il y a quatre ans, a été Directeur de l’Enseignement supérieur en France. Ce n’est pas hasard puisqu’ils sont tous les deux d’outremer: le créole guadeloupéen et le métis franco-sénégalais.

C’est dire que nous voilà au-delà de la grammaire: dans la stylistique de la langue française. Née du développement de la linguistique, la stylistique étudie, comme vous le savez, d’une part, les rapports de la pensée avec sa traduction, ceux de l’individu avec son expression d’autre part. C’est un problème de stylistique que pose Rivarol, à propos de la clarté, dans son fameux Discours de l’universalité de la langue française. Cette clarté de la langue, selon lui, servirait le philosophe et le diplomate, mais gênerait le poète et le musicien. Je ne le crois pas, et je l’ai dit ailleurs. Relisez donc les poètes du XVIe siècle : de la langue française encore dans la jeunesse de sa maturation avant quelle n’eût atteint sa maturité. Les grands poètes d’alors, ils sont tous musiciens: Maurice Scève et Louise Labé, Joachim du Bellay et Pierre de Ronsard, Agrippa d’Aubigné comme François de Malherbe. Est-il rien de plus musical que les vers que voici:

Toute ma Muse, ma Charité

Ma toute où mon penser habite,

Toute mon cœur, toute mon rien,

Toute ma maistresse Marie,

Toute ma douce tromperie,

Toute mon mal, toute mon bien.

On dirait d’Aragon à moins que d’Éluard; ces vers sont de Ronsard. Comment expliquer la beauté de la prose, singulièrement de la poésie française quand nous n’avons découvert, dans la langue, malgré sa richesse, que rigueur et abstraction, clarté et précision. Certes sa beauté est dans ses qualités intellectuelles; je dis : encore plus dans ses qualités sensibles, voire sensuelles. Je me le rappelle, quand je découvris le français, à sept ans, c’était, pour moi, musique et charme. La beauté du français, sa poésie, ne vient pas du pouvoir imaginant des mots, qui se sont dépouillés du concret de leurs racines; elle vient de la musique des mots et des phrases, des vers et des versets : de leur rythme et de leur mélodie.

Je le sais, la netteté des consonnes françaises, si elle donne, aux mots, une mélodie plastique, provoquerait vite une impression de pauvreté. Mais il y a le rythme des mots. Et le jeu harmonieux des voyelles, nombreuses et nuancées: voyelles longues ou brèves, orales ou nasales, ouvertes ou fermées ou moyennes, sans parler des semi-voyelles, des diphtongues ni des triphtongues. Mais je parlerai du jeu des e muets, qui achève de donner, au mot, à la phrase, au vers, avec ses nuances, fa palpitation même de la vie.

Puissance d’expression de la musique parce que puissance de suggestion. Originalité merveilleuse de l’ouïe. C’est le plus abstrait des sens après la vue. Mais elle plonge encore dans le sensible, bien qu’émergée du sensuel. Ce qui fait que la musique n’exprime pas une pensée, comme certains l’ont affirmé à tort, mais traduit des sentiments en évoquant des images. On a parlé du «stupéfiant image> aux beaux temps du Surréalisme. C’est le charme musique qui fait la beauté de la langue, en tout cas de la poésie française. L’apport des poètes ultramarins, dans ce domaine, a été remarquable: d’Évariste-Désiré de Parny à Saint-John Perse. Plus près des forces cosmiques, c’est par la puissance musicale de leurs vers qu’ils font lever les images. Comme des colombes, comme des sauterelles, comme d’ardentes laves. C’est la voix d’Aimé Césaire :

à même le fleuve de sang de terre

à même le sang de soleil brisé

à même le sang d’un cent de clous de soleil

à même le sang du suicide des bêtes à feu

à même le sang de cendre le sang de sol le sang des sangs d’amour,

à même le sang d’incendie d’oiseau feu.

Ce long arrêt à la Poésie. Pour dire que la langue française est culture, c’est-à-dire esprit de civilisation, fondement d’un humanisme qui ne fut jamais plus actuel qu’aujourd’hui. Ce sera la seconde partie de mon propos.

Or donc, comme je le disais en commençant, la Francophonie — plus précisément, la francité —, c’est une façon rationnelle de poser les problèmes et d’en rechercher les solutions, mais toujours, par référence à l’Homme. Comme j’aime à le dire à mes compatriotes, tout ce que j’ai appris en France, au Quartier latin, c’est la méthode.

« Toujours votre rationalisme français, si abstrait », m’a lancé un ami africain. «Nous, nous nous en tenons au pragmatisme, qui est une méthode d’action ». Charmant ami !… Comme si ce n’était pas le fondateur du rationalisme moderne qui avait écrit le Discours de la Méthode.

Abstrait, le rationalisme cartésien ? Sans doute et nous le soulignerons bientôt. Mais s’il n’est pas essentiellement, il est, d’abord, enracinement dans le réel, du moins dans la vie. On oublie, trop souvent, qu’avant de faire métier de la philosophie, Des cartes s’était engagé dans l’armée et à l’étranger. Au demeurant, le Discours commence par une autobiographie.

Pas pratique, le rationalisme cartésien ? Mais Descartes fait, de la physique, le fondement de sa métaphysique, qui, retournant à ses origines, est bien l’au-delà de la physique, non sa négation. Et puis les mathématiques ne sont-elles pas, dans le monde technocrate et pratique d’aujourd’hui, la base de la science et, partant, de la puissance matérielle ? Or Descartes se signala, pour la première fois, en découvrant les lois de la mathématique universelle.

Ce souci de la pratique s’exprime dans l’objectif que Descartes assigne à ses recherches philosophiques : « procurer, de la sorte, le bien de ses semblables». Et voilà que transparaît, en même temps, le souci éthique: le souci de l’Homme.

Mais tout cela, j’en conviens, ne fait pas l’essence du Cartésianisme. Celle-ci est, comme le dit Gaston Berger, dans la recherche d’une «science absolue», fondée sur une «certitude inébranlable ». Elle est dans la rigueur d’une méthode de recherche, qui commence par douter de tout, qui n’accepte que l’évidence et qui, d’évidence en évidence, aboutit à la seule évidence incontestable: celle du cogito, qui voit, «dans la subjectivité transcendentale, l’origine de l’objectivité elle-même’* ». Il est donc vrai que Descartes ne fonde la réalité ou, plus exactement, la vérité que dans la raison discursive. Dans la logique, c’est-à-dire la cohérence qui relie les évidences l’une à l’autre, comme une chaîne de relations, mieux: les unes aux autres, comme un réseau, une toile d’araignée, dont le centre est le cogito.

Démodé, le rationalisme cartésien ? Je le crois plus actuel que jamais. C’est Gaston Berger, le philosophe de l’action, l’inventeur de la Prospective, qui préconisait le retour à Descartes. C’est Edmund Husserl, le créateur de la Phénoménologie, qui disait, à celui-là, tout ce qu’il devait à Descartes, comme en témoignent les Méditations cartésiennes du philosophe allemand. Le Rationalisme nous paraîtra encore plus actuel si nous l’étudions en relation avec l’empirisme des uns et l’intuitionnisme des autres.

Empirisme ou pragmatisme, les tenants de cette philosophie se sont toujours basés sur l’expérience. Mais, c’est l’évidence, pour que l’action y soit possible, il faut que le monde de l’expérience soit rationnel : il faut que la raison discursive y découvre les structures des objets d’expérience, c’est-à-dire leurs relations réelles. Il n’y a pas d’action sans méthode: sans logique. Dans un article intéressant, intitulé Idéologie et Expérience, Arthur Schlesinger écrit: «Les abstractions ne sont pas nécessairement à écarter. En fait, nous ne pourrions pas raisonner sans elles. » Et comment agir d’une façon efficace sans raisonner ?

Quant aux relations du rationalisme et de l’intuitionnisme, ce sera l’occasion, pour moi, d’essayer de montrer comment le rationalisme cartésien s’est enrichi de la pensée de Pascal, qui est, en réalité, une double symbiose de la théorie et de l’expérience, de la raison discursive et de la raison intuitive. Et cette symbiose est éminemment française, qui s’exprime, aujourd’hui, dans l’œuvre de Pierre Teilhard de Chardin. Pascal est, incontestablement, un rationaliste. Qu’il s’agisse des Provinciales ou des Pensées, ce qui frappe d’abord, c’est la force 1 Gaston Berger, Phénoménologie du temps et prospective, parce que la rigueur du raisonnement. S’agissant des Provinciales, leur originalité est, précisément, que, pour la première fois en Europe, dans une œuvre destinée à un large public, on ne fasse appel qu’à la raison la plus commune: le bon sens. Quant à l’Apologie de la Religion chrétienne, elle est d’une logique serrée qui tend à démontrer que non seulement la religion n’est pas contraire, mais qu’elle est conforme à la raison : qu’elle est vraie.

Pourtant, l’originalité de Pascal n’est pas là. Elle est dans ceci, qu’il ne se contente pas de la théorie et de l’argument; il étaie son raisonnement par des faits. Il ne se contente pas d’expérience ; il expérimente. Comme Descartes il commence par une œuvre scientifique: non par la mathématique, qui fait comprendre l’univers, mais par la physique, qui le démontre par les faits. Dans les Pensées, les faits d’expérience, ce sont les faits historiques: les faits sociaux, comme nous disons aujourd’hui.

Cependant Pascal est, également, l’homme de foi qui a, le plus vigoureusement au siècle de Descartes, assigné des limites à la raison discursive et fait appel à la foi, c’est-à-dire au cœur, à l’intuition ; « c’est le cœur qui sent Dieu, non la raison ». Je souligne le mot. Sentir, c’est le mot clef de l’épistémologie des peuples noirs : des peuples de raison intuitive.

Sautons trois siècles d’histoire de France, trois siècles pendant lesquels les Français restent, malgré bien des brassages, métissages et influences, des rationalistes impénitents, qui défendront romantisme, symbolisme, surréalisme, en définitive l’intuition, à coups de raisonnement. Comme en témoignent les Manifestes d’André Breton, tout de passion, mais de passion lucide.

Partant donc de Pascal, sautons trois siècles pour nous arrêter à Pierre Teilhard de Chardin. La comparaison n’est pas hasardeuse, elle est nécessaire. Ce sont même race celtique, même esprit scientifique, même foi ardente, même style. Mais de Pascal à Teilhard, le rationalisme français s’est élargi et approfondi grâce au progrès de la science, au développement subséquent de la technique et de l’industrie, à la multiplication des relations interraciales et inter-continentales. La synthèse s’est faite symbiose entre théorie et pratique, argumentation et expérimentation, raison discursive et raison intuitive ; bref, la logique analytique est devenue logique dialectique.

L’œuvre de Pierre Teilhard de Chardin, qui marquera, de son sceau, le XXe siècle, est le signe le plus manifeste de cette révolution si nous partons de Descartes. Je préfère parler d’évolution en partant de Pascal. La juxtaposition de l’argument et de l’expérience, de la raison et du cœur chez Pascal est devenu, chez Teilhard, pour résumer, conjonction de la raison discursive et de la raison intuitive par-delà la dialectique marxiste. Mais distinguons le dialogue de la raison discursive avec elle-même de cet autre dialogue où elle s’est engagée avec la raison intuitive depuis la fin du XIXe siècle.

Au niveau de la seule rationalité, l’œuvre de Teilhard repose sur les deux seuls critères irrécusables de la vérité: la cohérence théorique et la fécondité pratique. C’est une dialectique véritable parce que non trahie par le dogmatisme qui n’est qu’un retour à la linéarité de la logique classique. Toujours à ce niveau, cette logique dialectique s’appuie sur une science totale, en quoi elle achève d’être dialectique. Teilhard s’appuie non seulement sur les mathématiques comme Descartes, sur la physique comme Pascal, mais aussi sur les sciences naturelles et sociales comme Marx et Engels. Il fait encore mieux, qui intègre, dans sa recherche, la chimie et la biologie, voire la paléontologie et la préhistoire, qui sont, précisément, ses spécialités. Car Teilhard, comme Descartes et Pascal, est un savant avant que d’être un philosophe. Il le précise dans son ouvrage le plus important, le Phénomène humain, qu’il présente comme «un mémoire scientifique». «Rien que le Phénomène. Mais aussi tout le Phénomène », précise-t-il.

C’est ici que le rationalisme français se fait, à la fois, intégral et universel. Teilhard part, en effet, de «tout le phénomène»: d’une manière matérielle, et non métaphysique, d’une «manière totale», dont toutes les propriétés sensibles — physiques et chimiques, mécaniques et biologiques — sont examinées et mesurées avec les derniers instruments d’analyse scientifique. Eh bien, c’est au cours de cette analyse que le savant perçoit les traces de /’esprit. C’est alors que, dans une intuition géniale, Teilhard, faisant un retournement dialectique audacieux, introduit l’esprit comme hypothèse, non plus au bout, mais au début, au centre même de la matière, animant la matière d’une vie en expansion — éternellement. L’intuition avait permis la synthèse scientifique, qui est d’une fécondité incommensurable puisqu’elle nous donne, au XXe siècle, la seule vision du monde qui nous permette de tout comprendre. Mais surtout de tout oser pour agir.

Découvrir l’esprit, c’est découvrir l’Homme sinon Dieu. Le titre du Phénomène humain est significatif. En Francophonie, il s’agit toujours de l’Homme : à sauver et à perfectionner, intellectuellement avec Descartes, moralement avec Pascal, intégralement avec Teilhard.

On m’objectera, à propos de ce dernier: il s’agit toujours d’un théoricien. Je réponds: il s’agit d’un savant. Doublé d’un philosophe, qui a révolutionné jusqu’à l’économie. On ne se moque plus de l’économie française; on parle du miracle du Plan français. Pourtant la planification française répugne à l’économétrie pour intégrer l’humanisme. Économie et Humanisme, c’est le mouvement économique français du regretté Père Lebret, qui a pour ambition de réaliser, non seulement par la «croissance économique», mais par le développement intégral, le plus-être que Pierre Teilhard de II Chardin assigne à l’Homme comme fin.

Je vais conclure. Encore une fois, si comme complément et accomplissement de Descartes, j’ai choisi Pascal et Teilhard de Chardin, ce n’est pas hasard. J’ai choisi deux Auvergnats, qui ont gardé, sinon le sang, du moins le tempérament des Celtes. J’ai défini, il y a quelques années, la culture française comme la greffe du génie latin sur le génie celtique; de la clarté méditerranéenne sur la passion alpine.

J’ai été frappé, l’autre année, en visitant l’Exposition d’Art gaulois, des affinités de cet art et de l’Art nègre. Comment expliquer cette ressemblance si ce n’est par le substrat passionnel de la raison intuitive ? J’ai fait ce jour-là deux découvertes. La première est que, si les Gaulois ne sont pas nos « ancêtres », à nous, les Nègres, ils sont nos cousins. La deuxième est que, comme eux, nous pouvons, au «rendez-vous du donner et du recevoir» que constitue la Francophonie, rendre, au génie méditerranéen, une partie au moins de ce qu’il nous a donné.

La Francophonie ne sera pas, ne sera plus enfermée dans les limites de l’Hexagone. Car nous ne sommes plus des « colonies » ; des filles mineures qui réclament une part de l’Héritage. Nous sommes devenus des États indépendants, des personnes majeures, qui exigent leur part de responsabilités : pour fortifier la Communauté en l’agrandissant.

Je n’entrerai pas dans les détails de l’organisation de la Francophonie. Les États membres en décideront dans une libre confrontation. L’essentiel est que la France accepte de décoloniser culturellement et qu’ensemble nous travaillions à la Défense et expansion de la langue française comme nous avons travaillé à son illustration. Et elle l’accepte si elle n’en a pas pris l’initiative.

Je sais combien cet éloge est au-dessous de son objet. Mon excuse est que notre attachement à la langue et à la culture française est au-dessus de tout éloge.

* : Gaston BERGER, phénoménologie du temps et prospectives, Paris, P.U.F. 1964, p9.

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